"La musique n'avait pas abdiqué sa prééminence.

Elle restait souveraine"

David Cairns

 

[L]a controverse sur la nature et l'essence de la Symphonie Fantastique dépasse le cadre de l'analyse d'une oeuvre précise : elle est en fait au centre de la doctrine aussi ancienne que fallacieuse qui veut faire de Berlioz un compositeur à part. Plus généralement elle se rattache à la question parfaitement confuse et discordante, ou devrait-on dire la non-question , de la Musique à Programme.

Cette conception - en ce qu'elle vise à faire de cette musique un genre fondamentalement spécifique - a été si profondément enracinée dans les esprits de générations d'historiens de la musique et de mélomanes, elle a fait couler tant d'encre que je suppose qu'il est trop tard pour demander si elle a au fond la moindre réalité. Car qu'apporte-t-elle en pratique ? Rend-elle la musique plus intelligible pour l'auditeur ? Et sur quoi se fonde-t-elle, sinon sur une trompeuse distinction selon laquelle la musique qui ne serait pas à programme serait "pure" ? Comme Wilfrid Mellers l'a relevé, il serait difficile de trouver une notion plus imbécile ["imbecil notion"] que celle de la musique pure, "pour la simple raison que dans un sens toute musique est une musique à programme, puisqu'elle est reliée à des émotions humaines, et qu'en même temps la musique, parce qu'elle est musique, est forcément pure."

L'absence de pertinence de cette distinction devient d'une troublante évidence quand, comme cela arrive de temps en temps, une oeuvre de musique que l'on pensait absolue se révèle être en définitive d'une nature programmatique. Ainsi lorsqu'il est apparu, cinquante ans après sa création, que la Suite Lyrique de Berg incarnait le "programme" détaillé de la relation amoureuse du compositeur avec Hannah Fuchs-Robettin, a-t-elle été perçue pour autant comme moins musicale ? Est-ce que l'ouverture Les Hébrides de Mendelsohn est moins pure parce que son imagerie musicale est dictée par la Nature, par la mer dans toute sa variété? Est-ce que la Symphonie Pastorale de Beethoven est ressentie différemment des huit autres parce que ses mouvements ont des titres qui affirment irrévocablement des associations extra-musicales qui orientent le public dans une direction précise ? Est-ce qu'une telle oeuvre, en pratique - c'est à dire dans son effet sur l'auditeur sensible - est d'un genre différent d'une symphonie de Haydn ? Ou même d'une partita de Bach ?

Pour aller plus loin, est-ce que l'expérience que l'on peut avoir à l'écoute d'un opéra ou d'une mélodie - c'est à dire une musique attachée et justifiée par un texte - est différente par nature de celle d'une musique instrumentale?

Le changement introduit par les Romantiques a été un changement de degré, un développement. La musique n'avait pas abdiqué sa prééminence. Elle restait souveraine. Les Romantiques n'ont fait que rendre explicite ce qui était auparavant implicite, et c'est ce qu'a voulu exprimer Liszt quand il créa le terme "Musique à Programme". Prenant leur modèle sur Beethoven, ils ont développé l'expressivité inhérente à la musique, si l'on peut dire, en la rendant accessible à tous (un processus qui avait commencé dès le dix-huitième siècle). Ils ont élargi le cadre qui servait jusqu'à leur époque de référence (comme Beethoven, encore lui, l'avait déjà fait dans sa Neuvième Symphonie); en phase avec la préoccupation de leur temps d'unifier les arts, ils ont estompé la séparation entre la musique "absolue" et la musique associée à un texte ou à une situation précise, la plus répandue depuis l'aube des temps.

 

 

Traduction : Jean-Christophe Le Toquin, 2002

In "Berlioz, The Making of an Artist 1803-1832", Chapter 23 "The Fantastic Symphony : 1830" pages 362-363 Publié aux éditions Penguin Books, 2000.
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