Hymne. Noir. Les yeux ouverts, on ne distingue rien. La ville est fervente.
Elle sait. Sa peur et sa fureur mêlées s'étouffent.
Au-dessus,
très haut, de la lumière irradie. Encore faible, elle n'éclaire pas,
irréelle elle impose sa respiration.
S'intensifie; crue, elle
fait mal. Les corps ploient, glacée elle souffle, ronge les chairs de son
mugissement.
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3'
Elle se disperse, le ciel éclairci reste mat, sans contours. Emergent du
brouillard, droit et dur un chemin, les fines lézardes de quelques arbres
d'hiver. Une femme, un homme, la ville autour d'eux est lointaine; par
vagues la conscience du drame imminent les submerge.
Leur calme est celui de l'hébétude.
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7'
Du fond
des horizons, remonte l'invocation à la ruine, elle les investit, force de
dislocation.
Deux, liés. Leurs épaules jointes les protègent. Leurs voix fondues dans
la poitrine sont rendues muettes, ils subissent, étreints.
L'angoisse. Le cerveau envahi d'un sang lourd, le souffle est court.
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9'
Le repos
est un engourdissement épuisé. Par-delà, l'annonce se perpétue.
Leur vie se replie sur elle-même. L'écho rapporte doucement les brumes des
sirènes.
Un retour d'amour les enserre, plus étroit.
L'oubli de ce qui les entoure se dissout; réveillés, ils restent figés,
ultime immobilité.
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L'heure
du départ. Le peuple hypnotisé converge. De longs sifflets de vapeur se
rapprochent, la foule s’amasse le long de la voie, elle se dresse sur les
remblais, le voilà qui surgit lourdement noir de suie sous les salves des
tambours. Les à-coups de la locomotive l'emportent étincelant de clairons.
Déjà le triomphe est amer.
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Les soldats ne paradent plus, dans
la nuit les wagons s'agrippent aux rails. Les chansons à boire sont des
exorcismes contre la peur; quand elles se sont tues, face aux ouvertures
aveugles chacun est en proie à ses affres, anticipant la terreur.
Le train stoppe et se vide, les fifres donnent la cadence aux hommes
hallucinés. Des lueurs décomposées volent au-delà des montagnes. Ils y
sont conduits. Un halo, fourmillement d'éclairs découpe les crêtes. Tout
disparaît. La colonne s'est engouffrée
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dans le tunnel vers la lutte
finale. Dans la fumée de poussières et d'essence, elle transperce le roc,
les cahots, la vitesse, les héros. L'issue approche, approche encore.
Personne ne bougera;
le convoi est dans la ville. Ils passeront devant la même dévastation,
tous, devant la même.
La place est déserte.
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Au petit matin. Un
drapeau, des barbelés cerclés de glace, une sentinelle assise. L'homme,
coupé de celle qui partage son amour, lui raconte comme si elle
l'entendait.
Il ne peut chasser de ses yeux ce qu'il a vécu, il décrit,
sans force; bête perdue, son incompréhension se projette en douleur. Il se
résigne. Seul.
...Un baume ineffable; elle s'est saisie de lui, le couvre de chaleur.
Pour elle il se relève.
Bientôt la neige l'a remplacée, tourne comme le monde, autour de lui.
Les nuées anthracite glissent inertes. La route blanche s'avance large
jusqu'à l'horizon. Des trompettes célèbrent les soldats qui l'ont
empruntée. Ils ont disparu, leurs proches ont été dispersés. Elles sonnent
pour rien.
L'homme subsiste dans l'immensité. Son espoir, dévasté, est vivant.