Les sols, labourés en tout sens, fument, les sillons abreuvés d'eau de
printemps forment autant de saignées lumineuses, les ornières molles
s'enroulent autour des larges pneus du camion. Les vétérans serrés sur le
plateau se laissent bercer. Ils sont sortis du front. Quand l'engin
s'arrête, ils entendent la forêt. Prisonniers derrière les arceaux
débâchés, ils sont tendus, écarquillés pour apercevoir quelque chose de
l'enchantement qui s'étage au dessus d'eux.
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3'
Où la route les mène, la guerre continue dans les usines déportées. Le
long du trajet, seul compte le point d'arrivée, fixe.
Le ciel est sans menace, un oiseau à leur portée les accompagne, son vol
libre est désaccordé. La pensée laissée à elle-même ne résiste pas à la
pression du souvenir. La mémoire intacte ramène les hommes au combat. Ils
ont vécu les départs la nuit, la sortie hagarde hors du camp
le paquetage
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à la main, l'obscurité
couverte par les bruits rauques des moteurs qui chauffent, les envies de
vomir que donne le vertige de la faim et de l'air froid, emportés
ballottés sous l'oeil du matin.
Tout cela, c'est fini. Ils sont passés au
travers des lignes. Certains reposent dans une indolence sereine, semblable à celle des bals
d'été, lorsqu'ils s'en retournaient assouvis sous la lune, dans l'alliance
de l'ivresse à leur vie.
6'
Quand ils avaient formé les
premières cohortes, quand avaient résonné pour de vrai les appels à former
les rangs, les rangs de ceux qui allaient combattre pour le vrai, ils
savaient ce qu'ils engageaient d'eux-mêmes. Oui ils savaient.
Le soldat blessé, étendu
parmi les autres convoyés, ne peut se reprocher d'avoir failli. En pleine
avance, une balle, un éclat a heurté son
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casque.
Déséquilibré il s'est confusément vu tomber. Il n'a pas senti la terre
détrempée céder sous lui. Il ne bougeait plus, on ne l'exhumait pas. Il
porte la main à son pansement, il cherche à la passer dessous. Toute la
tête est bandée, il ne peut y glisser ses doigts. La plaque osseuse
fissurée s'élargit, il la comprime de ses paumes. Ses compagnons autour de
lui ne s'aperçoivent de rien. La brisure se fait béante, le liquide
relâché, glisse chaud, sirupeux sous le front.
Le soldat se retrouve plongé dans la glaise, les bras tendus raidi
appelant les autres, les brancardiers, un ennemi, sans fierté, au secours,
les orbites dans le sang.
Dans le camion il est étendu; le bandage à peine rougi. Les camarades
presque parvenus chez eux descendent. Leurs jambes engourdies, surprises,
se font véloces. Ils sont attendus, ils seront fêtés, dans la tradition.
Dans la douceur d'une salle commune, le soleil derrière les jeunes
feuilles, les vitrages dépolis, ondoie sur le mur. Le blessé goûte son
repos. Il ne sent plus rien, comme s'il était déjà sauvé. Il se voit
poursuivre sa route, arriver à son tour chez lui. Ses yeux suivent au
plafond d'une nervosité incontrôlée, les détails du rêve qu'il poursuit
chaque instant.
Il passe sous les bouleaux roses, la mare est sombre, le long des granges;
le ciel rougeoyant est bâti d'énormes nuages poudrés, enfin la porte.
Est-elle là. Il entre.
Le crépuscule enfouit leur maison, comme toutes les maisons.