Opinions

 

Lettres de la Huitième Symphonie, fin


 

Allegretto

 

 

 

1'

Les sols, labourés en tout sens, fument, les sillons abreuvés d'eau de printemps forment autant de saignées lumineuses, les ornières molles s'enroulent autour des larges pneus du camion. Les vétérans serrés sur le plateau se laissent bercer. Ils sont sortis du front. Quand l'engin s'arrête, ils entendent la forêt. Prisonniers derrière les arceaux débâchés, ils sont tendus, écarquillés pour apercevoir quelque chose de l'enchantement qui s'étage au dessus d'eux.

 

 

2'

 

 

 

3'

 

Où la route les mène, la guerre continue dans les usines déportées. Le long du trajet, seul compte le point d'arrivée, fixe.

Le ciel est sans menace, un oiseau à leur portée les accompagne, son vol libre est désaccordé. La pensée laissée à elle-même ne résiste pas à la pression du souvenir. La mémoire intacte ramène les hommes au combat. Ils ont vécu les départs la nuit, la sortie hagarde  hors du  camp le paquetage

 

 

4'

 

 

 

5'

à la main, l'obscurité couverte par les bruits rauques des moteurs qui chauffent, les envies de vomir que donne le vertige de la faim et de l'air froid, emportés ballottés sous l'oeil du matin.

Tout cela, c'est fini. Ils sont passés au travers des lignes.
 Certains reposent dans une indolence sereine, semblable à celle des bals d'été, lorsqu'ils s'en retournaient assouvis sous la lune, dans l'alliance de l'ivresse à leur vie.

 

 

 

6'

 

Quand ils avaient formé les premières cohortes, quand avaient résonné pour de vrai les appels à former les rangs, les rangs de ceux qui allaient combattre pour le vrai, ils savaient ce qu'ils engageaient d'eux-mêmes. Oui ils savaient.

 

Le soldat blessé, étendu parmi les autres convoyés, ne peut se reprocher d'avoir failli. En pleine  avance,  une balle,  un  éclat  a heurté  son

 

7'

 

 

 

 

 

 

 

 

8'

 

9'

 

 

 

 

10'

 

 

 

11'

 casque. Déséquilibré il s'est confusément vu tomber. Il n'a pas senti la terre détrempée céder sous lui. Il ne bougeait plus, on ne l'exhumait pas. Il porte la main à son pansement, il cherche à la passer dessous. Toute la tête est bandée, il ne peut y glisser ses doigts. La plaque osseuse fissurée s'élargit, il la comprime de ses paumes. Ses compagnons autour de lui ne s'aperçoivent de rien. La brisure se fait béante, le liquide relâché, glisse chaud, sirupeux sous le front.
Le soldat se retrouve plongé dans la glaise, les bras tendus raidi appelant les autres, les brancardiers, un ennemi, sans fierté, au secours, les orbites dans le sang.

Dans le camion il est étendu; le bandage à peine rougi. Les camarades presque parvenus chez eux descendent. Leurs jambes engourdies, surprises, se font véloces. Ils sont attendus, ils seront fêtés, dans la tradition.

Dans la douceur d'une salle commune, le soleil derrière les jeunes feuilles, les vitrages dépolis, ondoie sur le mur. Le blessé goûte son repos. Il ne sent plus rien, comme s'il était déjà sauvé. Il se voit poursuivre sa route, arriver à son tour chez lui. Ses yeux suivent au plafond d'une nervosité incontrôlée, les détails du rêve qu'il poursuit chaque instant.
Il passe sous les bouleaux roses, la mare est sombre, le long des granges; le ciel rougeoyant est bâti d'énormes nuages poudrés, enfin la porte. Est-elle là. Il entre.

Le crépuscule enfouit leur maison, comme toutes les maisons.

Mouvements 1, 2, 3, 4, 5

Texte avec minutage précis

Jean-Christophe Le Toquin

février 1997

Photos ca 1995-2000

Jean-Christophe Le Toquin,

Nathalie Filloux "Ils passeront devant..."